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Philippe Lerestif, plasticien, enseignant et conseiller artistique
3 août 2006

"Matière à penser" Ed. Jeune Peinture - opuscule - Paris 1998

  Opuscule en vente sur ce site
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"Matière à penser" Philippe Lerestif

                                       Présentation
Les mots ou le langage ordinaire sont trop pauvres, trompeurs et si vagues pour exprimer les rapports délicats que l’on tire de l’expérience.
Ils risquent de transformer les regards et les fondements que l’on projette sur l’objet d’observation.
Ce n’est pas pour autant que je désire rester muet. L’écriture permet de me rendre compte de ce que je pense, elle saisit les lignes de force de ce que  je ressens et se libère du discours futile. Elle sauve un peu l’aspect des choses de l’anonymat.
La rédaction du texte qui suit a été entamée en 1994 et continue à se faire petit à petit. Il s’agit de notes personnelles, de propos précis, d’autres plus vagues qui témoignent de mon interrogation, et sur ma pratique artistique, et sur ses fondements  émotionnels.
                                                                 Philippe Lerestif, sculpteur   
                                                                MATIERE A PENSER

IDEE ET CONNAISSANCE

Quand un poète choisit de parler d’un objet, il décrit plus facilement l’objet tel qu’il le perçoit, avec sa sensibilité, plutôt que de la mutation qui s’opère en lui en l’observant.
Ce qu’il y a d’essentiel dans un objet que je contemple ou que je touche, ce n’est pas son être réel, concret, mais l’idée que je m’en fais et que je substitue à l’objet. C’est l’idée, comme signe d’une capacité, d’une faculté supplémentaire, qui est la véritable création car elle est pour l’esprit une idée nouvelle, celle qui n’existait pas avant.
Seulement personne ne peut se satisfaire d’une réflexion sans les mots ou sans la matière qui l’accompagne.
La réalisation matérielle d’une idée en mots, d’un ressenti émotionnel en forme demande la faculté d’imaginer. Imaginer c’est produire un effort. L’effort a certainement plus d’importance que l’œuvre achevée car il tire de l’artiste plus que  ce qu’il y avait avant l’effort.
Mais attention. De cette façon, rien n’est possible sans une pratique, sans la substance matérielle. La forme est là pour justifier l’effort. Elle est l’aboutissement d’une épreuve.
Lorsque je travaille, j’ai la sensation de m’accroître moi-même, de me bouleverser. C’est ce qui me différencie du monde inanimé  qui, lui, est déterminé et plutôt stable.
Le lien créatif qui existe entre le monde réel et moi-même me permet de comprendre qu’il y a toujours différentes manières de voir et de montrer. A travers l’esprit, ce qui semble figé devient vite expansible. Les choses se rapprochent, se mêlent les unes aux autres et changent d’aspect. On s’en rend très vite compte à travers l’art et en particulier si on s’intéresse de près au cheminement d’un artiste. Son œuvre se transforme continuellement et n’est jamais achevé.                                                                                                                                                                                                                           Dans le monde organique, la métamorphose part de ce qui était pour aboutir à autre chose. Et quand on parle du vivant d’une manière globale on y inclut le phénomène d’évolution qui passe à long terme ou à court terme d’une transformation à une autre, et en y gagnant à chaque fois, à chaque révolution, aussi lente soit-elle, quelque chose en plus. De même si on élargit cette vision du monde vivant au monde social dans lequel nous sommes, on remarque également que celui-ci est instable et procède d’une manière ou d’une autre à des mutations que nous saisissons difficilement dans l’instant présent et qui détermine la suite des événements.
En tant qu’être biologique, je me complexifie  «de l’intérieur » par les choses que je sens, que j’entends, que je goûte, que je vois ou que je touche. Bref, j’évolue. Il est important pour cela d’accorder une importance au corps, de prendre conscience que la connaissance suppose déjà celle de son corps, enveloppe de peau et de chair ultrasensible. Sans cela la découverte de la réalité est inefficace ou partielle. L’évolution de la connaissance passe par le corps.
C’est justement dans mon expérience de sculpteur que j’engage mon corps avec méthode et concentration.  Pour moi matière et esprit sont intimement liés et vont jusqu’à se fondre l’un dans l’autre. En réduisant l’écart qui me sépare de la nature, je tente de me lancer dans une reconnaissance. Je repère ce qui m’appartient comme faisant partie de moi-même. Ce face à face convertit la matière en substance qui s’échappe du réel et passe par mon corps.
Je pense que le tout est d’éprouver une émotion à l’égard de ce qui se réalise sous mes yeux  et tenter par tous les moyens d’en exprimer le caractère par l’intermédiaire de la sculpture.
Les mots «émotion » et «sensation » sont alors dans ce cas des leitmotive. Ils sont liés directement à la perception que j’ai de mon environnement. Ils sont comme des passages obligatoires, une sorte de tamis dans l’aventure de la création.

CORRESPONDANCE ET METAPHORE

Ma perception tente de retenir les événements de la matière. Souvent, à mon insu, mes yeux se fixent sur quelque élément perdu dans la réalité. Dès lors, je crois que mon action sur la matière domine et résume ce que ma perception retient de cette réalité. Mais plus encore, elle tente d’innover en s’appropriant la qualité des choses, en intériorisant le réel.
Il ne s’agit pas pour autant de reproduire le réel mais de mieux comprendre certains de ses aspects, de ses structures ou comportements. Je cherche des parentés réelles et profondes entre les choses, j’ébauche des connexions entre différents matériaux (les processus de croissances du bois et de la mousse expansive par exemple, leur fragilité commune ou bien encore leur capacité à se mouvoir). C’est ensuite que les idées se tissent. C’est un travail de pensée qui relève du tri et de la mise en correspondance. La manière de faire consiste à relier deux éléments différents par une analogie, au sens propre comme au sens figuré ( par exemple noircir c’est brûler). Ce qui amène à la métaphore et à une certaine rigueur de compréhension (l’écorce = la peau, la tête = le mental, la spirale = la continuité…). On pourrait en orienter le sens de lecture, donnant pour cela un titre à la sculpture. Le titre apposé ne doit pas compromettre l’effort d’inventer, donc ne doit pas donner la solution au spectateur. J’ai choisi d’appeler l’ensemble de mon travail  identités. Tout est à identifier, à reconnaître. On sait qu’il est difficile de définir l’identité car qu’est-ce qui en détermine le sens ? Quels en sont les attributs ? Est-ce le genre, le sujet, l’appartenance (à quoi) ?
Pour en revenir à la métaphore elle est un mode d’expression laissant toute liberté à l’imagination, à l’invention.
Comme la confusion et la mobilité de la pensée, la métaphore est un état naturel jamais définitif. Elle se fait, se défait et se refait sans cesse. Elle offre une pluralité de sens. La procédure   métaphorique est un  modèle qui possède un référent réel. Dans mon travail elle puise sa source dans l’organisation du monde vivant. Sans rester, je le répète, dans le domaine de la description, c’est tout d’abord un travail d’analogie qui est fondé sur le repérage visuel, sur ce que je remarque en particulier. La nature et ce qu’elle me donne à voir. Etre capable d’en exprimer un caractère, une identité. Rechercher les liens.
Je rapproche souvent mon expérience d’artiste à un travail de laboratoire, d’analyse et d’expérimentation poétique. En somme la sculpture me permet de connaître le fonctionnement de ma propre pensée. Pour être plus clair, la sculpture me sert à penser. Elle est ma ligne de pensée comme on peut avoir une ligne de conduite. 
UN PRINCIPE MYSTERIEUX

Le réel est tout fait et s’exprime par lui-même. Seulement nos moyens perceptifs, très limités, ont du mal à en capter toute la profondeur. Il semblerait que la nature se soit réservée ce stratagème évitant à l’homme une connaissance aboutie à son sujet. Tant mieux car nous avons bien plus à faire. Redonner du sens à chaque chose. Tout est à redire, à réapprendre et donc à reformer autant qu’il nous ait possible de l’envisager comme le soulignait magnifiquement le poète Francis Ponge. Produire de la différence avec du même. Opérer toutes les mutations possibles.
Concrètement, à notre échelle, chacun d’entre nous peut aborder le monde environnant avec assez de curiosité et d’invention. C’est possible dès lors que l’on cherche à regarder les choses différemment. C’est à dire arriver à percer son propre espace banal et quotidien. Il ne s’agit plus de regarder « à travers » ce qui nous entoure mais « dedans ». L’approche n’est pas difficile. Il suffit d’abord de tout oublier et, ensuite, de se laisser imprégner par les événements qui sont sous nos yeux. Prendre du recul, c’est ce qu’on a l’habitude de dire. On peut également le faire avec les choses et voir éventuellement où nous en sommes dans tout cela. Le réel, qui est le monde des apparences et rien de plus, se justifie comme une nécessité recouvrant une diversité de signes ou de sens qui ne demandent qu’à émerger.
Personnellement, la matière que je côtoie enrichie ma perception du monde. Tout ce qui existe autour de moi est issu de matière élémentaire constituée et ordonnée. Cette appartenance me bouscule et me questionne. Je souhaiterais un jour trouver le fortifiant qui créé cette organisation fabuleuse.
Seuls les effets ressentis du réel passant par mes nerfs sensitifs retiennent toute mon attention et nourrissent ma sensibilité d’une manière étrange. C’est ici qu’il faut fouiller. Plus qu’une stimulation venant de l’extérieur, cette excitation sensitive me relie profondément au cœur du réel, en deçà de son enveloppe et dans son mouvement. La matière se laisse déborder d’une spécificité qui est en elle et qui survit à travers le temps. Si la matière est constituée d’une masse et d’énergie, elle est là également pour nous informer de ce bouleversement. Sa qualité interne provoque une agitation.
N’y a-t-il pas justement quelque chose d’infiniment puissant qui provient de l’intimité de l’homme avec la matière, quelque chose qui s’offre à lui sur un mode substantiel et primitif (originel), une force matérielle source de sensations physiques qui donne un élan à la compréhension du monde ? 
On en arrive donc à la fameuse question : Faut-il que l’homme agisse en la matière pour lui donner d’autres possibilités d’existence ou bien est-ce la matière qui se sert de l’humain pour se saisir elle-même ? Lequel des deux a plus de  raison d’essayer ? 
Le plus excitant dans tout cela, c’est cette résistance à la pensée, cette incapacité pour l’homme à trancher.
«C’est parce que quelque chose des objets extérieurs pénètre en nous que nous voyons les formes et que nous pensons. »
                                                           Epicure.
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